2.3 Outils cognitifs pour l'enseignement ou l'apprentissage

Il est difficile de décrire des outils sans décrire les processus cognitifs du sujet les utilisant, surtout lorsque ce sont, comme ici, des outils destinés à les aider. Jusqu’à présent, de nombreux efforts de recherche ont été menés pour élaborer des outils d’aide à l’apprentissage. Plus rares sont les outils strictement dédiés à l’aide à l’enseignement, même si aider l’apprentissage, in fine, revient à aider aussi l’enseignement. Les raisons principales sont sans doute liées au fait que les processus cognitifs de l’enseignant ont souvent été théorisés et observés sans prendre en compte le contexte dans lequel ils s’exerçaient et, a fortiori, sans prendre en compte les artefacts utilisés. À quoi servent donc ces outils pour l’enseignant ? Nous verrons que, contrairement aux outils classiques, ils ne servent pas nécessairement à agir, mais plutôt à comprendre le contexte dans lequel ils sont insérés. Le Tableau II ci-dessous fait le parallèle entre les deux types d’outils, ceux dédiés à l’apprentissage et ceux dédiés à l’enseignement.

Tableau II – Comparaison des caractéristiques des outils pour l'apprentissage et ceux pour l'enseignement (d’après Nickerson, 1995).

Outils pour l’apprentissage Outils pour l’enseignement
Permettre la découverte et l’exploration active du contenu (monde 3)
Permettre la préparation de cours, et la recherche de contenus (monde 3)
Représentations dynamiques et interactives du contenu (monde 3)
Représentations dynamiques et interactives de l’environnement scolaire (monde 1) et du contenu (monde 3)

Il est à noter que le principal but de nos travaux est « organiser l’instruction par des instruments », et que ces trois mots partagent la même racine. Ainsi, le mot instrument signifie « la chose qui arrange », car venant du latin instruere – élever, préparer dans, selon Stappers (s. d.) – avec le suffixe « mentum » (la chose). Il est probable (cf. Le Littré, Le Petit Robert) que le mot outil soit dérivé du bas latin (IXe siècle) usibilia, ustensile, donnant ensuite usitilia, puis ustil. Quant au mot organisation, il est lui-même dérivé d’outil, via le mot latin « organum » (Keller, 2003), soit un instrument de musique ancien, ce qui met dans une perspective intéressante notre projet d’aider, d’outiller, l’organisation du travail de l’enseignant. Plus largement, ces différents liens étymologiques entre instrument, instruction, organisation peuvent être mis en relation avec un important présupposé, tenu par les tenants d’une approche socioculturelle de la cognition (Vygotski, 1985a ; Wertsch, 1991) : l’idée que notre connaissance du monde (et de son organisation), mais aussi notre socialisation (Säljö, 1995) se réalisent nécessairement par l’intermédiaire – la médiation – d’outils, que nous apprenons progressivement à connaître et à utiliser.
Nous nous intéressons ici à des outils particuliers, les outils cognitifs. Nous pouvons schématiquement les classer en deux catégories : les outils (matériels) pour la cognition (du monde 1), externes, conçus et construits pour apporter une aide à l’activité cognitive ; et les outils de la cognition (du monde 3), immatériels et internes, partie intégrante de cette activité cognitive. Ces outils, qu’ils soient de ou pour la cognition, jouent un rôle important comme interface entre la connaissance et le contexte. Un sujet a à sa disposition un certain nombre d’outils cognitifs – informatisés ou non – qui lui permettent à la fois d’acquérir des connaissances du contexte et d’agir. Un exemple souvent cité est celui de la canne de l’aveugle (Heidegger, 1964 ; voir par exemple Vera & Simon, 1993, qui l'attribuent à Wittgenstein), dont les caractéristiques physiques ne sont plus perçues et utilisées comme telles, et deviennent un instrument de perception. Cette parabole peut, selon Vera et Simon (1993), servir de principe explicatif au courant de l’action située : lorsqu’on commence à utiliser un instrument, on se le représente physiquement et cette représentation disparaît au fur et à mesure qu’on acquiert de l’expérience. À partir de ce moment, les caractéristiques impor¬tantes de la situation ne sont pas a priori dans la tête de l’utilisateur, mais perçues en direct, dans l’action.
La possibilité pour un outil d’être immatériel reprend la notion d’outil intellectuel médiateur de Vygotski (1985b, p. 39) :

[…] le langage, les diverses formes de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’art, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. (ibid.)

Par exemple, Bereiter (2002), appelle artefact conceptuel un type de connaissance fonctionnant comme un outil. Un tel artefact a deux caractéristiques principales : – il peut servir comme outil (i.e., aider une action) ; – il peut être utilisé pour rationaliser le comportement de son utilisateur. Les recettes de cuisine, les méthodes de calcul et, dans notre domaine, les méthodes de planification de l’enseignement sont donc bien des artefacts conceptuels. Ces artefacts font partie d’une catégorie plus large, celle des artefacts culturels, dont on peut distinguer les artefacts culturels matériels (monuments, sculptures) et les artefacts culturels abstraits (contes, mythes, etc.). Ces aspects culturels nous permettent de mentionner une autre facette de l’outil : ce n’est pas seulement un objet physique, mais aussi un objet social (Leontiev, 1976) dont le mode d’emploi a été élaboré socialement, dans une culture donnée, et lui reste attaché. Toujours selon Leontiev (1976, p. 75), « […] disposer d’un outil ne signifie pas simplement le posséder, mais maîtriser le moyen d’action dont il est l’objet matériel de réalisation. »
Un artefact est également une aide à la représentation des connaissances. Il est probable, pour prendre un exemple dans l’enseigne¬ment, que certains outils matériels comme des grilles de préparation de cours, ou de simples check-lists (voir plus loin), jouent ce rôle : l’enseignant qui planifie son cours avec une telle grille ne fait pas que prévoir ce qu’il va se passer dans sa classe, il en organise aussi les différentes contraintes (matérielles, humaines, temporelles, etc.). Mais le statut de tels « outils » n’est pas aisé à définir : ils peuvent être tellement incorporés à l’expérience de l’enseignant qu’ils en deviennent des connaissances, voire un contexte à prendre en compte pour l’action d’enseigner. Plus largement, nous soutenons que certaines activités spécifiques de l’enseignant, telles la planification ou l’évaluation des élèves, qui peuvent être considérées comme des outils cognitifs. En effet, ces activités sont bien des artefacts rationalisant l’action de l’enseignant, et ont été inventées à cette fin. En suivant cette idée, les outils qui peuvent l’assister seraient donc des méta-outils.


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Cours de Ph. Dessus - UE 26 - LSE/UPMF Grenoble