1.4 Une situation d'enseignement apprentissage
... d’événements et objets dans un environnement...
L’enseignant est confronté à de nombreux événements (e.g., actions d’élèves, d’autres enseignants) et objets (e.g., manuels, matériels d’enseignement, contenus d’enseignement). Les objets physiques sont situés dans la classe, les événements prennent place au sein d’épisodes (i.e., le plus petit ensemble d’événements concourant à remplir un objectif d’enseignement). Ces différents objets et événements sont présents ou surviennent au sein d’une entité qui les englobe, que nous nommerons environnement. Certaines caractéristiques de cet environnement sont perçues directement (ou indirectement via des outils) par l’enseignant et l’amènent à le superviser (voir le point suivant) ou de réaliser une quelconque action.... qu’il faut superviser, car il est dynamique ...
Un enseignant supervise un environnement de classe dynamique, c’est-à-dire que ce dernier évolue en partie sans son intervention. Il le supervise, c’est-à-dire qu’il essaie de maintenir, dans des marges acceptables, certaines variables observables ou inférées de cet environ¬nement (e.g., bruit, attention, déplacement des élèves). Ce caractère dynamique, changeant, impose justement de considérer une théorie écologique de la perception et de l’action, plutôt qu’une théorie cognitive reposant sur des mécanismes décisionnels complexes (Anderson & Lebiere, 2003).Cette supervision se réalise via certaines actions pouvant être considérées comme autant de « coups » d’un jeu. Ces coups sont à la fois polysémiques (un même coup peut avoir plusieurs fonctions) et ont des homonymes (un coup peut avoir les mêmes fonctions qu’un autre). Cette polysémie oblige, pour analyser ces coups, à se munir de méthodes qui en tiennent compte. On peut ainsi considérer que l’enseignant a une conscience de cette situation (situation awareness). Ce double focus attentionnel (à l’objet de connaissance dans le cadre de l’attention conjointe), et à la situation requiert des ressources cognitives importantes, ce qui rend les enseignants sujets à un stress important. Cet environnement est composé d’événe¬ments et d’objets, qui peuvent être perçus et décomposés (afin de les gérer) par les protagonistes. Il présente des caractéristiques complexes : dynamicité, complexité, pression temporelle, information coûteuse à récupérer, erreurs pouvant mener à des incidents, etc. (Dessus, Allègre, & Maurice, à paraître ; Rogalski, 2003).
... cela requiert d’utiliser des heuristiques ou des schémas pour agir ou préparer l’action...
L’enseignant a une capacité limitée de traitement de l’information provenant de cet environnement et, de plus, il ne reçoit pas nécessairement toute l’information dont il aurait besoin pour le superviser correctement. Cela l’amène à planifier son activité ; à mettre à jour régulièrement un modèle mental de cet environnement et, enfin, à mettre en œuvre certaines activités qui allègent sa charge cognitive, sans pour autant dégrader sa supervision ni la bonne marche de l’environnement. Parmi ces activités se trouvent la supervision d’un petit groupe de pilotage, c’est-à-dire des élèves dont l’état permet d’inférer celui des autres (Lundgren, 1972). Ces activités sont parfois consécutives à des décisions, c’est-à-dire des choix d’action en présence d’une alternative (e.g., Riff & Durand, 1993); mais peuvent aussi être la conséquence d’activation de schémas, rendant automatique l’activité en découlant. Plus largement, on pourrait considérer que l’enseignant, pour décider, utiliserait diverses heuristiques rapides et frugales, au sens de Gigerenzer (e.g., Chase, Hertwig, & Gigerenzer, 1998 ; Gigerenzer & Selten, 2001) qui, en étant fondées sur des critères perceptifs minimaux (reconnaissance implicite de la bonne solution, élimination du choix dont certaines options ne sont pas connues), autorisent des décisions à moindre coût cognitif.… et d’agir de manière intentionnelle…
Les humains ont la capacité de comprendre l’énoncé suivant, et d’agir en conséquence : « Pierre pense que l’enseignant veut que ses élèves se rendent compte qu’il est difficile d’apprendre ». Enseigner, c’est réaliser une activité intentionnelle ayant un but spécifique, l’apprentissage des élèves (de Landsheere & de Landsheere, 1984 ; Lemos, 1996). Pour reprendre Carr (1999), aucun parent ne dira : « ne me dérange pas pendant que j’éduque », car cette activité est réalisée de manière non intentionnelle. En revanche, l’enseignement est une activité planifiée, organisée intentionnellement dans un but principal, faire que son public acquière (ou construise) des connaissances. Cela permet de le distinguer, comme le fait Romiszowski (1984), d’activités telles que la visite de musées, de théâtres, ou de bibliothèques – restreintes au cercle de la famille, puisque des enseignants réalisent de telles visites avec des intentions d’enseignement. Plus largement, nous sommes – enseignants ou non – des personnes animées par nos intentions, et que ces intentions émergent d’un cycle de perception-action plutôt qu’elles sont fixées a priori (Young, Barab, & Garrett, 2000).Planification et action de l’enseignant en classe sont souvent vus – et modélisés – comme des phénomènes presque indépendants (Dessus, 2002c). Il serait possible, en suivant la théorie de l’intention de Searle (1985), d’en avoir une vue plus intégrée, dans laquelle la planification donnerait lieu à l’expression conjointe d’intentions préalables (J’aimerais enseigner X) et d’anticipations (Le comportement des élèves va être Y), qui, au moment de l’enseignement en face des élèves, permettraient de générer des intentions en action et le comportement même de l’enseignant. Cette description évite, à notre avis, les écueils des méthodes analysant l’activité de l’enseignant qui comparent le prévu et le réalisé, et en attribuent les inévitables différences issues de cette comparaison à des « erreurs ». Notre description, en considérant que l’enseignant peut exprimer des intentions dans l’action, considère aussi qu’il peut mettre à jour ses propres intentions pour prendre en compte au mieux les contraintes dynamiques de l’environnement.
... avec l’aide de certains outils cognitifs…
L’enseignement est loin d’être la seule activité humaine outillée – elles le sont sans doute toutes. Selon les disciplines, l’activité d’enseignement peut être faite via des systèmes sémiotiques, voire des matériels, très divers (e.g., machines-outils, tableaux, extraits musicaux, postures, etc.). Nous nous en tiendrons ici à l’activité narrative de l’enseignant, car c’est par elle que se règle la plus grande partie de l’interaction avec les élèves et la connaissance (voir l’item suivant). Nous renversons cette proposition en soutenant qu’on pense rarement à l’enseignement lorsqu’on pense à une activité outillée. Pourtant, l’enseignant fait usage d’un grand nombre d’outils et, si l’on ne pense pas à cette activité comme outillée, c’est sans doute que les outils en question ne servent pas (seulement) à agir sur le matériel, mais également et surtout sur le cognitif (des enseignants, des élèves). Nous avons donc décidé de qualifier de « cognitif » ce type d’outils, tout en étant conscient de l’ambiguïté de ce qualificatif : cela ne signifie pas nécessairement que l’outil soit abstrait (comme, par exemple, la méthode permettant de multiplier deux nombres), mais qu’il puisse accompagner, guider, amplifier, modifier, étayer, etc., les processus cognitifs de leurs utilisateurs.… afin de favoriser des processus de gestion et de construction de connaissances
Les outils et instruments utilisés par l’enseignant sont forgés dans le but principal de gérer la connaissance et de favoriser sa construction, que ce soit chez les élèves ou l’enseignant. Ainsi, l’enseignant est un « travailleur de la connaissance ». Les outils évoqués ci-dessus sont censés favoriser ce travail. De plus, la connaissance n’est pas seulement dans notre tête, mais aussi et surtout dans le contexte de travail de l’enseignant : apprendre – et enseigner – survient dans un contexte qui est en partie ce qui doit être appris. Enfin, outre la connaissance enseignée, l’enseignant doit disposer de connaissances pour enseigner, qu’il aura comprises lors de formation et/ou de la confrontation régulière à des situations.
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Cours de Ph. Dessus - UE 26 - LSE/UPMF Grenoble